Destin ‘robertsauvien’ d’il y a un siècle

Destin ‘robertsauvien’ d’il y a un siècle

robertsauvien Il était né le 14 mars 1887, à la Ruprechtsau, comme on appelait alors officiellement la Robertsau. Cela faisait dix-sept ans, depuis la défaite des troupes de Napoléon III face aux Prussiens en 1870, et la proclamation de l’empire allemand dans la galerie des glaces à Versailles en 1871, que l’Alsace (et la Moselle) était allemande.

Il était le fils aîné de Jean Daniel Klughertz et de Françoise Amélie Waeckel qui lui donnèrent le nom de Jean Charles. Il porta donc le nom de Jean Charles Klughertz, un beau patronyme qui évoque l’intelligence (die Klugheit) et le cœur (das Herz).

Dès qu’il fut en âge d’aller à l’école, il y alla : l’instruction primaire était déjà obligatoire en Allemagne, bien avant les lois de Jules Ferry en France (1881-1882). On lui apprit à lire et à écrire l’allemand. À la maison et dans la rue on ne communiquait qu’en dialecte alsacien. Le français était ignoré de l’immense majorité des gens. Le moment venu, il apprit un métier, et ce fut évidemment celui de maraîcher. Pouvait-il en être autrement à la Robertsau de cette époque-là, quand le village comptait une bonne centaine de maraîchers ?

Jean Charles avait une passion : la gymnastique. La pratique de ce sport était alors très populaire dans toute l’Allemagne, où elle se développa avec vigueur à partir de 1860. Vers 1896, quand Jean Charles était un gamin de onze ans, on y comptait 550 000 licenciés. Un des documents conservés par la famille et daté de 1911 nous dit qu’il était membre du club « Aloysia » de la Robertsau ; un autre, daté de 1912, le présente comme membre du « Turnverein ‘Alsatia’ Ruprechtsau ». C’est donc comme gymnaste ‘robertsauvien’ qu’il participa à des concours où il obtint des distinctions fort honorables, portant haut les couleurs de la Robertsau.

Notre jeune maraîcher fut amené à fréquenter le château de Pourtalès sur lequel régnait alors la comtesse Amélie. Celle-ci y donnait des réceptions cosmopolites, auxquelles elle invitait le gratin des classes supérieures européennes. Jean Charles ne fréquentait pas ce monde-là, bien évidemment, et il n’avait pas affaire directement  à la comtesse. Il venait livrer des légumes dans une charrette qu’il poussait de ses bras vigoureux, et était accueilli par une jeune et jolie chambrière.

Elle s’appelait Clémentine, et était originaire du village de Holtzheim, non loin de Strasbourg. Née dans une famille très modeste, aînée d’une fratrie nombreuse, ses gages de domestique étaient d’un grand secours pour ses parents. Son père travaillait comme ouvrier dans les tanneries de Lingolsheim et cultivait en même temps quelques arpents de terre pour maintenir sa famille à flot.

Ce devait être au cours de l’année 1913, peut-être déjà en 1914. Clémentine, née en 1895, avait dix-huit ans. Jean Charles n’y résista pas. Elle le trouva bel homme. Cupidon les blessa tous deux définitivement.

Au fil des rencontres et des livraisons de légumes Jean Charles et Clémentine découvrirent qu’il leur était de plus en plus difficile de se quitter. Un jour il se rendirent compte que la séparation leur devenait insupportable. Ils décidèrent donc de se marier. Mais Clémentine n’était pas majeure, et il lui fallait l’autorisation de son père. Elle s’en ouvrit donc à celui-ci sans hésiter, dans son innocence de jeune fille de dix-huit ans, confiante en l’avenir. « Pas question ! », fut la réponse sans appel du père. Sans doute le pauvre avait-il trop besoin du salaire de sa fille.

Jean Charles et Clémentine ne désespérèrent pas de fléchir finalement ce père sans pitié. En attendant, ils continuèrent de se voir et d’échafauder, comme tous les amoureux, des projets d’avenir. Remarquaient-ils les gros nuages noirs qui s’étaient accumulés dans le ciel de l’Europe ? Voyaient-ils la tempête qui montait à l’horizon ?

Quoi qu’il en fût, un jour du mois de juillet 1914 ils décidèrent de franchir le pas et de s’unir pour de bon. Quelque temps après, Clémentine sentit qu’elle était enceinte. Et pas mariée ! Et voilà que Jean Charles vient lui dire qu’il a reçu un ordre de mobilisation, qu’il doit partir, la quitter, revêtir l’uniforme feldgrau et se coiffer d’un casque à pointe ! En toute hâte Clémentine et sa mère décident d’aller, sans perdre un instant, trouver le père sur son lieu de travail pour lui arracher l’autorisation qu’il avait refusée. Les circonstances, pensent-elles, leur sont favorables. Et toutes deux se rendent à pied aux tanneries de Lingolsheim, avec dans leur poche les papiers officiels où ne manquent que la signature du chef de famille. Arrivées sur place elles le supplient de bien vouloir signer les papiers et de permettre à Clémentine d’épouser Jean Charles, lequel est sur le point d’être encaserné. La réponse fuse : « Nein isch nein ! », « Quand c’est non c’est non ! ».Le vieux reste inflexible.

Les jours passent, partout les soldats montent au front. Clémentine attend des nouvelles de Jean Charles. Les semaines passent, et le ventre de Clémentine s’arrondit, mais pas de lettre pour Clémentine. Rien.

Un jour Clémentine, lasse d’attendre, décida de se mettre à la recherche de Jean Charles. Il lui avait dit, la dernière fois qu’ils s’étaient vus, que sa destination était Sarrebourg. Elle s’y rendit, voyageant tantôt à pied, tantôt en charrette, tantôt en char à bancs, selon la fortune de la route. Arrivée à destination, elle s’enquit auprès des autorités militaires. La réponse la laissa sans voix : « Der Soldat Johann Karl Klugherz ist am 20. August 1914 auf dem Schlachtfeld bei Saarburg für Kaiser und Vaterland gefallen ». Jean Charles, le jeune maraîcher et gymnaste de la Robertsau, avait donc trouvé la mort, comme des milliers d’autres soldats, à la bataille de Sarrebourg, le 20 août 1914, lors de la première offensive française contre les armées allemandes. Il avait été enterré, comme beaucoup d’autres, dans une fosse commune.

Quelques mois plus tard, en avril 1915, Clémentine donna naissance à une petite fille, laquelle, bien des années après, mit au monde cinq enfants (dont l’auteur de ces lignes). Ceux-ci ont à leur tour eu des enfants qui sont eux-mêmes en train de fonder des familles. Plus personne, ou presque, ne se souvient de Jean Charles et de Clémentine.

Épilogue

Le jour où j’ai annoncé à ma mère que j’allais déménager à la Robertsau elle m’a dit : « Mon père était de la Robertsau, il était maraîcher, je ne l’ai pas connu parce qu’il est tombé en 14, avant ma naissance. Son nom est inscrit sur le monument aux morts. Si tu as un moment, rends-toi sur place et recueille-toi un instant, c’était ton grand-père. Il n’a pas eu de chance. »

Je me suis donc mis à la recherche de ce monument aux morts, sur lequel sont en principe inscrits les noms de tous les hommes de la Robertsau qui, en se battant pour une cause qui n’était pas la leur, ont perdu la vie en 14-18. Je n’ai jamais trouvé ce monument. Qu’est-il devenu ? Qui le sait ?

 

F. B.

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